Chapitre 14

 

 

Maman m’avait annoncé dans une lettre sa venue aux premiers jours de mars. En prévision de son arrivée, j’avais réservé une table dans son restaurant préféré et négocié âprement avec mon chef de service une journée de congé. Ce mercredi matin, j’allai la chercher à la descente du train. Les wagons se vidaient de leurs passagers, mais ma mère n’était pas parmi eux. Soudain, Luc m’apparut sur le quai. Il ne portait aucun bagage et se tenait immobile face à moi. Aux larmes dans ses yeux, je compris aussitôt qu’un monde venait de disparaître et que plus rien ne serait comme avant.

Luc s’approcha lentement. J’aurais voulu qu’il ne m’atteigne jamais, qu’il ne puisse pas prononcer les mots qu’il s’apprêtait à dire.

Une foule m’entourait, celle des voyageurs qui avançaient vers les portes de la gare. J’aurais voulu être ceux dont la terre continuait de tourner comme si de rien n’était quand la mienne venait tout juste de s’arrêter.

Luc a dit : « Ta mère est morte, mon vieux », et j’ai senti le coup de poignard déchirer mes entrailles. Il me retenait dans ses bras, tandis que les sanglots m’emportaient. J’ai poussé un cri sur ce quai de gare, je m’en souviens encore, un hurlement surgi de l’enfance ; Luc me serrait plus fort pour m’empêcher de tomber, en chuchotant : « Gueule, gueule tant que tu veux, je suis là pour ça, mon vieux. »

 

Je ne te reverrai plus jamais, je ne t’entendrai plus m’appeler comme tu le faisais autrefois le matin, je ne sentirai plus ce parfum d’ambre qui t’habillait si bien. Je ne pourrai plus partager avec toi mes joies et mes chagrins, nous ne nous raconterons plus rien. Tu n’arrangeras plus dans le grand vase du salon les branches de mimosa que j’allais te chercher aux derniers jours de janvier, tu ne porteras plus ton chapeau de paille en été, ni l’étole en cachemire que tu posais sur tes épaules aux premiers froids d’automne. Tu n’allumeras plus le feu dans la cheminée lorsque les neiges de décembre recouvriront ton jardin. Tu es partie avant que le printemps ne vienne, tu m’as laissé, sans prévenir, et jamais de ma vie je ne me suis senti aussi seul que sur ce quai de gare où j’appris que tu n’étais plus.

« Ma mère est morte aujourd’hui », cette phrase, cent fois je me la suis répétée, cent fois sans jamais pouvoir y croire. L’absence née au jour de son départ ne m’a jamais quitté.

Sur le quai de la gare Luc m’a expliqué ce qui était arrivé. Il avait proposé à ma mère de venir la chercher pour l’accompagner à son train. C’est lui qui l’a découverte, inanimée devant sa porte. Luc avait appelé les secours mais il était trop tard, elle était partie la veille au soir. Sortant probablement pour fermer ses volets, elle s’était écroulée, foudroyée par un arrêt cardiaque. Maman a passé sa dernière nuit sur cette terre allongée dans son jardin, les yeux ouverts sur les étoiles.

Nous avons repris le train ensemble. Luc me regardait en silence et moi je regardais défiler le paysage par la fenêtre, pensant au nombre de fois où ma mère l’avait contemplé en venant me voir. J’ai oublié de décommander notre table dans son restaurant préféré.

Elle m’attendait au funérarium. Maman était incroyablement prévenante, le responsable des pompes funèbres m’apprit qu’elle s’était occupée de tout. Elle m’attendait, allongée dans son cercueil. Sa peau était pâle, elle avait ce sourire rassurant, cette façon si maternelle de me dire que tout irait bien, qu’elle veillait sur moi, comme au premier jour de la rentrée des classes. J’ai posé mes lèvres sur ses joues. Un dernier baiser à sa mère est comme un rideau qui tombe pour toujours sur la scène de votre enfance. Je suis resté toute la nuit à la veiller, elle en avait tant passées à veiller sur moi.

À l’adolescence, on rêve du jour où l’on quittera ses parents, un autre jour ce sont vos parents qui vous quittent. Alors, on ne rêve plus qu’à pouvoir redevenir, ne serait-ce qu’un instant, l’enfant qui vivait sous leur toit, les prendre dans vos bras, leur dire sans pudeur qu’on les aime, se serrer contre eux pour qu’ils vous rassurent encore une fois.

J’ai écouté le sermon du prêtre qui officiait devant la tombe de ma mère. On ne perd jamais ses parents, même après leur mort ils vivent encore en vous. Ceux qui vous ont conçu, qui vous ont donné tout cet amour afin que vous leur surviviez, ne peuvent pas disparaître.

Le prêtre avait raison, mais l’idée de savoir qu’il n’est plus d’endroit dans le monde où ils respirent, que vous n’entendrez plus leur voix, que les volets de votre maison d’enfance seront clos à jamais, vous plonge dans une solitude que même Dieu n’avait pu concevoir.

Je n’ai jamais cessé de penser à ma mère. Elle est présente à chacun des moments de ma vie. Il m’arrive de voir un film en pensant qu’elle l’aurait apprécié, d’écouter une chanson dont elle fredonnait les paroles, et certains jours merveilleux de sentir dans l’air, au passage d’une femme, un parfum d’ambre qui me rappelle à elle ; il m’arrive même parfois de lui parler à voix basse. Le prêtre avait raison, qu’on croie en Dieu ou pas, une mère ne meurt jamais tout à fait, son immortalité est là, dans le coeur de l’enfant qu’elle a aimé. J’espère un jour gagner ma parcelle d’éternité dans le coeur d’un enfant qu’à mon tour j’aurai élevé.

Presque tout le village était présent à l’enterrement, même Marquès qui portait à ma grande surprise une écharpe en bandoulière. Ce con avait réussi à se faire élire maire du village. Le père de Luc avait fermé sa boulangerie pour venir aux obsèques. Mme la directrice était présente elle aussi, elle avait raccroché son talkie-walkie depuis longtemps mais elle pleurait encore plus que les autres et m’appelait « son petit ». Sophie est venue, Luc l’avait prévenue et elle avait pris le premier train du matin. De les voir tous les deux se tenir par la main m’apporta un immense réconfort, sans que je puisse dire pourquoi. Lorsque le cortège s’est dispersé, je suis resté seul devant la tombe.

J’ai pris dans mon portefeuille une photo qui ne m’avait jamais quitté, une photo de mon père me tenant dans ses bras. Je l’ai posée sur la tombe de ma mère, pour que ce jour-là nous soyons, une ultime fois, réunis tous les trois.

Après la cérémonie, Luc m’a déposé à la maison dans son vieux break. Il avait fini par acheter cette voiture au type qui la lui louait.

— Tu veux que je t’accompagne à l’intérieur ?

— Non, je te remercie, reste avec Sophie.

— On ne va pas te laisser tout seul quand même, pas un soir comme ça.

— Je crois que c’est ce dont j’ai envie. Tu sais, je n’ai pas remis les pieds ici depuis des mois, et puis, je sens encore sa présence dans ces murs. Je t’assure, même si elle dort au cimetière, je vais passer cette dernière nuit avec elle.

Luc hésitait à partir, il a souri et m’a dit :

— Tu sais, à l’école, nous étions tous amoureux de ta mère.

— Je ne le savais pas.

— Elle était de loin la plus belle de toutes les mères de la classe, je crois que même ce con de Marquès avait le béguin pour elle.

Cette andouille avait réussi à m’arracher un sourire. Je suis descendu de la voiture, j’ai attendu qu’il s’en aille et je suis entré dans la maison.

 

*

* *

 

J’ai découvert que maman n’avait jamais repeint la maison. Son dossier médical se trouvait sur la table basse du salon, je l’ai consulté. En regardant les dates qui figuraient sur ses échographies, j’ai alors tout compris. Cette semaine de vacances dans le Sud, qu’elle s’était soi-disant offerte avec une amie, n’avait jamais eu lieu ; à la fin de l’hiver elle avait fait un malaise cardiaque et pendant que Luc, Sophie et moi partions au bord de la mer, elle était hospitalisée pour subir des examens. Elle avait inventé ce voyage parce qu’elle ne voulait pas que je m’inquiète. J’ai fait ma médecine, espérant soigner ma mère de tous ses maux, et je n’ai pas su déceler qu’elle était malade.

Je me suis rendu dans la cuisine, j’ai ouvert le réfrigérateur, j’y ai trouvé le dîner qu’elle s’était préparé juste avant...

Je suis resté comme un idiot devant ce réfrigérateur ouvert et je n’ai pu retenir mes larmes. Je n’avais pas pleuré pendant l’enterrement, comme si elle m’interdisait de le faire, parce qu’elle voulait que je tienne bon devant les autres. Mais ce sont des petits détails qui font soudain prendre vraiment conscience de la disparition de ceux qu’on a aimés. Un réveil sur une table de nuit qui continue à faire tic tac, une taie d’oreiller dépassant d’un lit défait, une photo posée sur une commode, une brosse à dents dans un verre, une théière sur le rebord d’une fenêtre de cuisine, le bec tourné vers la fenêtre pour regarder le jardin, et, sur la table, les restes d’un quatre-quarts aux pommes nappé de sirop d’érable.

Mon enfance était là, évanouie dans cette maison pleine de souvenirs, les souvenirs de ma mère et des années que nous avions vécues ensemble.

 

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* *

 

Je me suis rappelé que maman m’avait parlé d’une boîte qu’elle avait retrouvée. La lune était pleine et je suis monté au grenier.

Elle était posée en évidence sur le plancher. Sur le couvercle, j’ai trouvé un mot écrit de la main de ma mère.

 

Mon amour,

La dernière fois que tu es venu, je t’ai entendu monter au grenier. Je me doutais bien que tu allais t’y rendre, c’est pour cela que je t’ai donné ce dernier rendez-vous ici. Je suis certaine que par moments, il t’arrive encore de parler à tes ombres. Ne crois pas que je me moque, seulement, cela me rappelle ton enfance. Quand tu partais à l’école, j’allais dans ta chambre sous prétexte d’y remettre de l’ordre et lorsque je faisais ton lit, je prenais ton oreiller pour sentir ton odeur. Tu étais à cinq cents mètres de la maison et tu me manquais déjà. Tu vois, une mère, c’est aussi simple que cela, ça ne cesse jamais de penser à ses enfants ; du premier instant où s’ouvrent vos yeux, vous occupez nos pensées. Et rien ne nous rend plus heureuses. J’ai essayé en vain d’être la meilleure des mères, mais c’est toi qui as été un fils dépassant toutes mes attentes. Tu seras un merveilleux médecin.

Cette boîte t’appartient, elle n’aurait jamais dû exister, je te demande pardon.

Ta mère qui t’aime et t’aime encore.

 

J’ai ouvert la boîte ; à l’intérieur, j’y ai trouvé toutes les lettres que mon père m’avait envoyées, à chaque Noël et pour tous mes anniversaires.

Je me suis assis en tailleur devant la lucarne et j’ai regardé la lune se lever dans la nuit. Je serrais les lettres de mon père contre moi, et j’ai murmuré : « Maman, comment as-tu pu me faire ça ! »

Alors mon ombre s’est étirée sur le plancher et j’ai cru voir à ses côtés celle de ma mère, elle me souriait et pleurait à la fois. La lune a continué sa ronde et l’ombre de maman s’en est allée.